Selon The Cobrasnake, l’iceberg indie sleaze émergerait à peine
Au milieu d’une énième série de débats enflammés sur l’indie sleaze, on discute avec Mark Hunter de l’état de ce genre, de l’imminente nostalgie des années 2010 et, oui, de l’anniversaire de Charli.
- Texte: Delia Cai
- Photos: Mark Hunter/The Cobrasnake

Au moment de se présenter à notre lunch tardif au centre-ville, le photographe Mark Hunter – mieux connu sous le nom de The Cobrasnake par la génération Y élevée sur Tumblr – me tend un petit cadeau. C’est un bracelet noir fait de cercles en plastique entrelacés, et dans la microseconde qu’il faut au bijou pour s’étirer autour de ma main et prendre place sur mon poignet, mon cerveau passe en mode «madeleine de Proust» avec une surcharge de type bogue de l’an 2000: soudainement, je ressens intensément l’élasticité de mon vieux jean néon Hot Topic, le poids de mon Canon rouge cerise pendu à mon poignet, et l’excitation qui me gagnait quand je tapais mon identifiant MySpace après l’école.
Ces souvenirs se dissipent aussi vite qu’ils sont venus, à tel point que je ne me rappelle même plus comment s’appelle ce bracelet. Mais Hunter le sait, évidemment. «C’est un ras du cou de type tatouage», dit-il avec l’enthousiasme sans âge qui caractérise son personnage de voyageur temporel au cou barbu dont la mission est de ramener l’humanité à la fin des années 2000.
Pour Hunter, dont les photos de soirées festives publiées sur Thecobrasnake.com ont servi d’album de fin d’année de facto à la scène hipster transpirante de Los Angeles et de New York de 2004 aux années 2010, le retour des esthétiques de cette époque – baptisées indie sleaze non sans une certaine controverse et acceptées avec diverses réticences – l’a ramené au premier plan. Aujourd’hui, il est non seulement le photographe à appeler pour immortaliser une nouvelle génération de fêtes post-COVID et créer des images prêtes pour Instagram, mais il est aussi devenu une sorte de sage hipster vers qui tout le monde se tourne, surtout depuis la publication de The Cobrasnake: Y2Ks Archive chez Rizzoli en 2022.
Pour sa part, Hunter a été plus qu’heureux de répondre à notre demande d’entrevue – lui demander si l’indie sleaze est «réel» équivaut un peu à demander au père Noël s’il croit en lui-même – mais dans notre conversation sur la dernière série de débats sur l’indie sleaze (déclenchée par ses photos virales de l’anniversaire apparemment bruyant de Charli XCX), j’ai trouvé la perspective de ce bon vieux Cobrasnake sur le pouvoir de la nostalgie, de manière contrintuitive peut-être, assez rafraichissante.
Cette entrevue a été modifiée et condensée à des fins de clarté.

Charli XCX et Brooke Candy, Coachella, 2017. Sur l’image du haut: Jeremy Scott et Charli XCX, Coachella, 2017.

The Weeknd et Florence Welch, Hollywood, 2012.
Delia Cai
Mark Hunter
OK, sincèrement: c’était comment, l’anniversaire de Charli?
Tout le monde s’amusait vraiment. Peut-être que Billie avait son téléphone en main ou autre chose, mais c’était vraiment authentique. Et c’était cool de voir des célébrités de ce niveau se lâcher et se filmer comme n’importe qui d’autre.
Tu participes à la résurgence de l’indie sleaze, ou du moins au discours entourant cette résurgence, depuis quelques années maintenant. Qu’en penses-tu? L’indie sleaze est-il vraiment de retour?
Je le vis et le respire, et je ne pense même pas qu’on soit près du sommet de l’iceberg. En parlant de Charli, The Dare a produit sa chanson à succès Guess, n’est-ce pas? Il est artiste depuis quelques années déjà: il était populaire dans Dimes Square, il était populaire dans le monde de la mode. Maintenant, il a un attrait plus grand public; sa tournée se déroule à guichets fermés. Sa chanson Girls, qui parle de prendre de la drogue et faire la fête – représente l’apothéose de l’indie sleaze d’une certaine manière.
Quand les médias parlent d’indie sleaze, je le vois plus comme un terme générique pour catégoriser tout l’univers hipster – la contreculture, les gens en marge. Je le vois non seulement dans la mode, mais même dans les bandes-son des films. Saltburn avait une bande-son très «2006», avec Bloc Party et The Killers et toutes ces chansons épiques d’une autre époque. La musique qui est produite maintenant – je travaille avec de jeunes artistes qui s’inspirent de ces groupes, et qui me disent, on veut être Justice, ou bien, on a vraiment aimé Cut Copy. Il y a un son similaire, mais évidemment leur travail est différent. Mais c’est toujours underground d’une certaine manière.
Une critique de la scène actuelle du centre-ville new-yorkais concerne la question à savoir si l’indie sleaze peut vraiment revenir, et concerne la musique. Les gens sont cyniques parce qu’on n’a pas d’équivalent des Strokes aujourd’hui.
Je pense qu’on ne sait pas encore. Il y a certainement un renouveau des groupes de rock. Voyons voir. Je parierais sur The Dare, mais c’est encore tôt. Je ne sais pas si on pourra avoir un autre Strokes parce que beaucoup de choses ont influencé leur succès. Je déteste le fait qu’on n’ait pas la même dévotion pour les médias physiques; il fallait vraiment faire un choix dans ta découverte avant la diffusion en continu.
Donc tu n’es pas sceptique face aux prédictions prématurées de tendances? Ou des cycles de popularité sur TikTok qui semblent être propulsés uniquement par de jeunes générations idéalisant une époque révolue sortie tout droit de leur imagination?
Tu pourrais commencer par de la costumade et finir avec quelque chose d’authentique. Comme parcours, ça se vaut. Il faut bien commencer quelque part. Donc, si tu commences par vouloir écouter Elliott Smith et que tu apprends ensuite à connaitre d’autres artistes qu’il apprécie ou que tu aimes, et ensuite tu veux t’habiller un peu emo, c’est cool. Il faut juste l’assumer.

Julia Cummings et The Dare, New York, 2022.

The Dare, party Frequencies, New York, 2022.
Y a-t-il quelque chose qui te surprend dans ce renouveau?
Je suis toujours surpris par les chansons du passé qui reviennent. Genre, oh mon Dieu, ils jouent tout le temps cette chanson de Steve Aoki et The Bloody Beetroots. Et je me demande, pourquoi cette chanson? Elle était un peu populaire, mais pas si populaire que ça.
Rien de tout ça ne te déprime, même pas un peu? Ce sentiment de, OK, donc il n’y a plus rien de nouveau?
Je suppose que j’ai un préjugé égoïste. Je dis souvent à la blague que chaque jour ressemble de plus en plus à 2007 parce que c’est de là que me viennent mes souvenirs fondamentaux: j’étais un peu plus jeune, j’avais trouvé ma vitesse de croisière. Et maintenant d’y être replongé de manière si intéressante, alors que je suis plus occupé que jamais? Je ne pouvais pas demander mieux.
Je me sens aussi un peu philanthrope hipster, parce que mon objectif est d’avoir construit un énorme réseau au fil des années dans chaque secteur. J’agis à titre de mentor et j’essaie d’aider la prochaine génération, que les jeunes veuillent un stage dans un magazine ou des conseils sur ce qu’iels font, ou aient besoin d’aide avec leur gamme de vêtements récemment lancée. Je leur fais les photos gratuitement.
Ça doit te permettre de rester bien au fait de ce qui se passe.
Oui. Je suis très branché, ce que certaines personnes veulent critiquer pour une raison quelconque, mais je me comporte très bien.
Pourquoi penses-tu avoir eu une telle longévité ? Personne ne parle plus de Lastnightsparty.com, par exemple.
Eh bien, il était un peu, euh, «classé pour adultes». Et moi mon truc c’était d’être «18 ans et plus», rien de trop exagéré. Donc je pense que ça explique la chose en partie. Deuxièmement, j’ai vraiment aimé faire ça. Je pense que je suis bon, même si certaines personnes diront «n’importe qui avec un appareil photo pourrait prendre ces photos». Mais est-ce que quelqu’un d’autre le fait?
C’est fascinant de voir que la photographie de party a gagné en pertinence malgré l’arrivée de l’iPhone. As-tu une théorie à ce sujet?
Je veux dire, il y a des limites à ce que ton téléphone peut capter. L’une des choses dont les gens commencent enfin à se détacher est le double flash que l’iPhone doit utiliser pour te mettre au point et t’éclairer. Tu ne peux pas bouger sinon le résultat est flou.
Et puis l’autre lieu commun est que la seule raison pour laquelle on allait autrefois à la fête était pour prendre une photo. Maintenant, les gens réalisent que, oh, Charli rend les fêtes cool; elle sort dans les clubs et transpire réellement dans le box du DJ ou dans la foule avec tout le monde en train de danser.

Austin, Texas, 2006.

Little Secret, Hollywood, 2023.

Tallulah Willis, Mark Hunter, Bella Hadid et Jesse Jo Stark, Malibu, 2016.
Elle n’est pas sur son téléphone.
Donc je pense qu’on est en train d’apprendre qu’on n’a pas besoin d’avoir tout le temps les yeux rivés sur notre téléphone.
Pour moi, le concept d’indie sleaze semble être un peu en contradiction avec notre époque parce que je ne pense pas qu’on puisse vraiment être «indie» de la même manière sur internet maintenant, où les gens attirent régulièrement un énorme public et des commandites de marques du jour au lendemain. C’est tellement drôle d’essayer d’appliquer les signes extérieurs de la culture des années 2000 à cette réalité.
Eh bien, je pense que le marchandisage est plus important que jamais. Tout le monde a une marque –
Et si tout le monde a une marque, en principe tout le monde est «indie». En y repensant, y a-t-il quelqu’un de cette époque antérieure que tu aurais voulu photographier?
Je n’ai pas vraiment eu beaucoup de Britney Spears. Mais aussi, ce qui est fou c’est que je vais commencer à plonger dans les archives des années 2010. Ce sont toutes les stars de maintenant. Les Devon Carlson et les Emily Ratajkowski et les Alexa Demie, tout ce monde-là. Tout le monde pensait que mes photos des années 2000 étaient géniales. Vous devriez voir ce à quoi ressemblait 2010 à 2015.
Devrait-on aller de l’avant et inventer le nom de cette époque maintenant?
En temps voulu. Mais tu sais, les gens ont tellement un syndrome FOMO par rapport à ces époques, mais bon, ils pourront toujours se rattraper ailleurs.
Exactement. Quand on est jeune, on a facilement l’impression d’avoir raté le party. C’est comme déménager en ville et penser, oh, ce n’est pas le New York de Patti Smith –
Ou de Max Fish!
Et on a une idée précise de ce à quoi ça «devrait» ressembler, parce que c’est la version idéalisée qu’on nous a transmise. J’ai le sentiment en parlant avec toi que le secret pour passer un bon moment à n’importe quelle «époque» est peut-être de reconnaitre qu’il se passe encore quelque chose. Il faut rester à l’affut de ce qui se passe maintenant. Parce qu’on ne sait pas si cette personne ou cette fête prendra de l’importance dans 10 ans...
Oui, il faut le trouver. Il faut faire un effort. C’est difficile. J’essaie de dire à tout le monde qu’en 2044, on va repenser à 2024 en se disant, wow, c’était épique. Ça ne donne peut-être pas cette impression sur le moment. Et c’est là que la nostalgie entre en jeu parce qu’elle déforme le passé au fil des ans. Tu vois certaines choses différemment alors qu’en fait le souvenir que tu en as gardé est assez vague: «Oh, c’était tellement génial.»
Mais ensuite tu te dis, attends, rappelle-toi qu’on n’avait pas Uber, donc on devait toujours trouver des moyens de se trimbaler. C’était une époque plus simple, mais ça ne veut pas dire que c’était mieux ou pire que maintenant. Ça dépend vraiment de ce qu’on en fait. Il y a des gens qui me disent «on n’a plus aucun moyen de s’amuser maintenant». Je leur réponds de passer un peu de temps avec moi. Il y a toujours quelque chose d’amusant quelque part.

Michèle Lamy, 2022.

2007.

Kaia Gerber et Maya Hawke, hôtel Public, New York, 2022.

Sophia Alvarez et Sunnaya Nash, Hollywood, 2022.

Cory Kennedy, Los Angeles, 2006.
- Texte: Delia Cai
- Photos: Mark Hunter/The Cobrasnake
- Date: 19 septembre 2024