L’artiste et directeur artistique Hassan Rahim commence toujours par demander «pourquoi»

En quête de sens avec le designer graphique qui ne travaille pas le lundi

  • Entrevue: Durga Chew-Bose
  • Photographie: Naima Green

«Ça va finir par se retrouver dans l’article», dit Hassan Rahim en riant. Il a changé le volume cinq fois en trois minutes. Je rencontre l’artiste et directeur artistique originaire de Los Angeles et aujourd’hui établi à New York dans son studio de Brooklyn. Il cherche la bonne chanson. Il cherche le bon réglage de volume. Tout doit être parfait. Ces petits ajustements, je le comprendrai plus tard, font partie du processus de Rahim, qui aborde chaque projet, tout comme la conversation qu’on s’apprête à avoir, avec un effort de mise en place disproportionné par rapport à ce qui doit être fait. (C’est une bonne chose!). Réfléchi, intentionné, la bonne chanson, des digressions, circonspect comme un Gémeaux, ou bien laisser les idées s’accumuler et se lier dans le temps: c’est la méthode Rahim. Ça compte plus que la productivité pour la productivité. Ce degré de considération (moins orchestré qu’instinctif) fonctionne très bien pour l’artiste et directeur artistique qui a fondé 12:01 en 2006 – un studio offrant un service créatif complet, avec des clients comme Nike, Warp Records, Sony Music et Willo Perron.

Les collaborations de Rahim avec des marques et des artistes (par exemple Kahlil Joseph et Marilyn Manson) sont imprégnées d’images fortes, comme chassées dans la nature; une superposition d’imageries pour renverser le contexte. Ses créations pour Total Luxury Spa, la populaire marque de streetwear de L.A., trouvent des fans partout, de Kyrie Irving à Kelsey Lu en passant par Ari Marcopoulos et Lil Miquela.

Nous nous sommes rendus au studio de Rahim et avons parlé de design, de procrastination et de l’importance de ne pas se prendre au sérieux.

Durga Chew-Bose

Hassan Rahim

Comment choisis-tu les projets sur lesquels tu travailles? Quels sont tes critères?

J’y vais à l’instinct. J’aime la polyvalence. C’est peut-être ça être Gémeaux. Varier les sphères, c’est ce qui fait que quelqu’un est bon. Tu vois? Les gens sont tellement nombreux à vouloir se spécialiser, et c’est génial. Visiter Tokyo m’a vraiment ouvert les yeux. Il y a une personne qui a consacré sa vie à ouvrir un restaurant sur le thème de la vache.

De la vache?

De la vache. Tu comprends, comme, hyper précis. Je m’intéresse à trop de choses pour faire ça. Je pense que c’est important de collaborer. Je ne veux pas travailler tout le temps tout seul. C’est pourquoi je travaille souvent avec différents designers, différentes personnes. La seule constante, c’est l’effort que je mets. Il y a beaucoup de gens qui font les choses par eux-mêmes, et plusieurs directeurs artistiques le font pour en retirer tout le crédit. Je préfère le donner à tout le monde. Je préfère m’entourer d’une équipe où tout le monde apporte quelque chose. C’est important de ne pas être monogame au travail. Les gens vont naturellement dans toutes les directions. Les gens sont, comme, «oh, j’ai fait des podcasts, puis de la photo et maintenant je restaure des voitures».

J’ai l’impression que nous sommes une génération qui carbure aux projets.

Oui. Nous ne sommes pas carriéristes. Tout est juste tellement fluide. Il n’y a rien de linéaire et c’est aussi comme ça que les gens pensent. Les idées bouillonnent, on n’a pas une pensée linéaire. À cause de notre façon d’utiliser nos appareils et tout ça, je ne connais personne qui n’a pas un sérieux problème d’attention. Tout est lié.

Quand tu collabores avec plusieurs personnes sur un projet, à quel point tu préserves de l’énergie pour travailler sur tes propres trucs? Est-ce que ta méthode consiste plus à jongler avec des idées et mettre les choses en marche à la toute dernière minute?

C’est une bonne question. J’aime avoir un espace personnel parce que j’ai besoin de compartimenter. C’est comme ça que j’arrive aux meilleurs résultats. C’est l’état d’esprit le plus sain pour moi. Si je fais de la direction artistique ou créative, je travaille avec une équipe. J’esquisse toujours des idées ou je pense à des orientations, où je passe la balle à des gens qui me la renvoient. Il s’agit surtout de créer des situations.

Mais quand est-ce que le travail se fait?

C’est littéralement le plus gros obstacle dans ma vie. Je finis par travailler toute la nuit. Je suis un oiseau de nuit. C’est le moment où je peux enfin aligner deux heures ou quatre heures de travail, ou j’écoute NTS Radio et je fais juste décrocher. Oh, et aussi, je ne travaille pas le lundi.

Tu es comme un musée.

Je suis comme un restaurant juif. «Nous sommes fermés le lundi».

“Closed Mondays” [Fermés le lundi], ça sonne comme un nom de studio.

Ouais… ouais. C’en est un bon. Ça pourrait être le titre de ma première monographie.

Es-tu possessif en ce qui concerne tes designs, ta signature?

Non, je ne pense pas. J’aborde tout de manière différente. Mon but dans la vie est d’être auteur. Il y a des éléments subtils et des décisions étranges qui, selon moi, deviennent des signatures. Ce n’est pas nécessairement des idées ou des esthétiques particulières, et c’est ce que j’essaie de conserver. Tant que j’y arrive, je ne suis jamais possessif.

Illustration du New York Times Photo sur les défis auxquels se confrontent les Noirs aux États-Unis, avec Olympian Jackie Joyner-Kersee

Peux-tu décrire quelques-uns de tes designs signatures.

L’inversion, la subversion, selon moi, c’est comme une métaphore, c’est tourner quelque chose à l’envers. C’est ma signature, d’une certaine manière. C’est un «retournons-le complètement et regardons-le de nouveau». C’est comme plisser les yeux juste pour voir ce que ça fait. Je préfère laisser les gens poser des questions que d’avoir des réponses. Je crois qu’un bon exemple est l’illustration que j’ai faite pour le New York Times. L’histoire portait sur le père de l’auteure qui lui expliquait comme la vie serait plus difficile parce qu’elle est Noire. Et j’étais comme: «Et si on voyait quelqu’un qui saute littéralement par-dessus des obstacles?» J’ai donc fait une séquence de trois images de Jackie Joyner-Kersee qui saute par-dessus des obstacles qui se dégradent à mesure qu’elle progresse. Ça évoque la fatigue et l’accomplissement.

Discutons du «pourquoi» de tes créations.

C’est la première question que je me pose. Ou bien je la pose au client ou à quelqu’un sur le projet. «Pourquoi?» Je pousse toujours pour que les choses aient du sens et plus d’impact. Être conceptuel ou avoir un but n’est pas obligatoire, mais ça m’attire. Mais plus récemment, dans ma grande anxiété sociale, et aussi, dans ce climat politique – cette combinaison est si chargée –, je réalise que c’est très bien de mettre quelque chose sur un t-shirt simplement pour le plaisir, sans avoir de putain de but.

Y a-t-il une raison pour laquelle il n’y a rien sur les murs de ton studio?

C’est tout un engagement d’accrocher une image. Je pense plus clairement comme ça, c’est tout. J’ai quelques trucs, mais c’est plus des rappels. J’aime le Ed Ruscha [on peut lire «Les paroles sans les pensées ne vont jamais au ciel»], parce que c’est comme une citation académique d’inspiration. C’est pour me motiver. Un rappel de penser à ce que je fais ou à ce que je dis.

Et les fleurs séchées sur la bibliothèque? Quelle est l’histoire?

Ce bouquet est mort et a séché si joliment que je l’ai gardé. Je l’avais acheté avant une réunion. J’ai fait un livre pour Jason Moran, pour le Walker Art Center, et le directeur de design du musée est venu directement ici, à mon studio, pour voir le livre. Je voulais que ce soit beau, tu vois ce que je veux dire? Des chandelles et autres trucs du genre. [La rencontre] s’est vraiment bien déroulée. Mais, à l’époque, je traversais une période dépressive vraiment folle. Donc, le bouquet a séché et je l’ai laissé là pour m’en rappeler.

C’est beau.

Et il y a le «Snoopy-Chicago Bull». C’est comme un autoportrait. C’est aussi ce qu’il y a de plus Gémeaux. Parce que cette merde représente ce que je suis. J’étais un grand fan de Michael Jordan; tout le monde voulait être comme Mike.

Direction artistique, design et identité pour la campagne de l’album The Pale Emperor de Marilyn Manson. Photo par Nicholas Alan Cope, direction artistique par Willo Perron

Depuis quand t’identifies-tu au fait d’être Gémeaux? Depuis quand l’astrologie joue-t-elle un rôle dans ta vie?

Ça s’est fait dans les trois dernières années. Je traversais une rupture vraiment difficile, qui a entraîné un changement de paradigme dans toutes les sphères de ma vie. J’avais besoin d’être plus spirituel et introspectif. Je trouve l’astrologie utile. J’aime la blâmer pour mes défauts. J’aime la rendre responsable. [Rires]

Es-tu dur avec toi-même en ce qui a trait au travail?

Je suis vraiment dur avec moi. En fait, c’était complètement fou l’an dernier, sur un des projets sur lequel je travaillais. J’ai mis la barre tellement haute que j’ai figé. J’arrivais même pas à sortir du lit pour travailler. Tu sais, les survivants de traumatismes, c’est soit tu te bats, soit tu figes. Et [mon psy] était comme, «tu es figé comme un chevreuil devant les phares». Je pense vraiment beaucoup aux choses. Je dirais que, je consacre 20% de mon temps à faire physiquement les choses, et 80% à penser pendant des semaines, des jours, des mois, nuits et week-ends.

Même chose ici.

C’est drôle. Je regardais un TED Talk sur la procrastination qui explique que les procrastinateurs sont des gens très conceptuels. La plupart des artistes sont des procrastinateurs. Parfois, on a besoin de pression et d’avoir un peu plus de temps. Il faut juste que ça soit dans ta tête un bout de temps. On n’est pas du genre à dire: «Faisons ça. Parfait.» C’est plutôt: «Non. Il faut que j’y pense». Et, en fait, je l’assume maintenant. Ma bio Instagram, c’est: «Never on schedule. Always on time» [Jamais à la date prévue, toujours à temps].

J’ai donné un séminaire au collège Sarah Lawrence sur les vertus de la procrastination.

Oh, c’est vrai?

Mm-hmm. Ça s’appelait «On Not Writing». J’encourageais les étudiants à procrastiner, à écouter des séries en rafale sur Netflix le week-end. Les meilleurs textes naissent dans ce genre de contexte. Le séminaire n’a pas été un succès avec tout le monde dans la classe. Il y avait des sceptiques. Et il y avait ceux qui semblaient n’avoir jamais été encouragés à prendre une pause, à observer, à remettre les choses à un peu plus tard. Parce que ça fait aussi partie du travail.

Ouais, et je pense que les gens créatifs sont souvent tellement incompris par ceux qui sont dans l’action. J’ai un problème avec les gens quand je suis comme: «ce n’est pas aussi simple que de livrer le truc». Si c’est ce que tu veux, tu n’as probablement pas choisi la bonne personne. Je ne suis pas vraiment bon pour engager. Même cette conversation avec toi, je le vois comme un aspect de mon travail. Tout fait partie d’une expérience plus grande.

Durga Chew-Bose est rédactrice en chef déléguée chez SSENSE.

  • Entrevue: Durga Chew-Bose
  • Photographie: Naima Green
  • Images gracieusement fournies par: Hassan Rahim
  • Traduction: Geneviève Giroux